
Gérard Henri Lutz (estampillée par), Pierre Macret (très probablement réalisée par), Manufacture de la Petite Pologne (tôle vernie), Commode en tôle vernie, détail, vers 1770, ancienne collection Galerie Léage
Évoquant un lointain riche et exubérant, les chinoiseries jouent un rôle esthétique majeur dans les arts décoratifs des XVIIe et XVIIIe siècles.

Johan Nieuhoff, « Les farceurs », L’ambassade de la Compagnie Orientale des Provinces Unies vers l’Empereur de la Chine, 1665, Paris, Bibliothèque nationale de France
Objet de fascination pour l’Occident depuis la publication des récits de voyage de Marco Polo au XIVe siècle, « les Indes » éveillent l’imagination des créateurs et des collectionneurs européens. Ils désignent indifféremment sous ce terme la Chine, le Japon, l’Inde, l’Amérique et même la Turquie. La parution du journal de voyage illustré de Johan Nieuhoff (1618−1672) en 1665 renforce encore cet engouement. De grandes collections se forment alors en France, enrichies par les visites d’ambassades asiatiques. Le roi Louis XIV dote ses appartements de plusieurs meubles et objets d’art « de la Chine ». Il fait ériger vers 1670 le Trianon de porcelaine dans les jardins de Versailles, pavillon merveilleux couvert de carreaux de céramique au décor bleu et blanc évoquant les porcelaines chinoises. Dès la fin du XVIIe siècle, et tout au long du XVIIIe siècle, les amateurs aménagent dans leurs appartements des cabinets chinois : ornés de papiers peints, de porcelaines, de meubles de laque, ils invitent au voyage et à l’émerveillement. Qu’ils soient importés d’Asie ou fabriqués en France « façon de la Chine », les objets qu’ils renferment concourent également à l’expression du goût pour la chinoiserie.

Adam Pérelle, Vue perspective de Trianon de Porcelaine du côté du jardin, 1680–1684, Paris, Bibliothèque nationale de France
Les chinoiseries s’expriment d’abord dans la reprise plus ou moins directe d’ornements asiatiques. Les soieries, importées en grandes quantités d’Asie, sont un vecteur privilégié pour les motifs asiatiques dont s’inspirent les manufactures françaises et les ornemanistes. Ces derniers publient des recueils précieux offrant tout un répertoire de chinoiseries. Le Livre de dessins chinois (1735) d’Antoine Fraisse (1680−1739) et les nombreux recueils de dessins « chinois » publiés par Jean Pillement (1728−1808) dans la seconde moitié du XVIIIe siècle sont de riches sources d’invention. Certains historiens attribuent même à l’irrégularité et aux « bizarreries » des motifs chinois une influence décisive sur la formation du goût rocaille dans les années 1720. Les intérieurs se peuplent alors de petites figures chinoises, de pagodes et autres dragons. Des scènes de la vie quotidienne sont également reprises comme sur le pot-pourri à vaisseau de la manufacture de Sèvres qui ornait la chambre de la marquise de Pompadour à l’hôtel d’Évreux. Il est peint par Charles-Nicolas Dodin (1734−1803) d’une saynète avec trois chinois jouant au jeu de go d’un côté, et de fleurs dans le goût kakiemon au revers.

Manufacture de Sèvres, Jean-Claude-Thomas Duplessis (d’après), Charles-Nicolas Dodin (peintre), Pot-pourri « à vaisseau », livré à Mme de Pompadour pour sa chambre à l’Hôtel d’Evreux en 1760, Paris, musée du Louvre (inv. OA 10965)
© 2013 Musée du Louvre, Dist. GrandPalaisRmn / Thierry Ollivier
Le goût pour les objets importés d’Asie conduit les européens à chercher le moyen de les reproduire. Les laques sont les premières à être imitées. À la manufacture des Gobelins, un atelier destiné « aux ouvrages de la Chine » est créé sous le règne de Louis XIV, et dirigé par le grand vernisseur Jacques Dagly (1669−1729) à partir de 1713. La manufacture royale de vernis façons de la Chine des frères Martin, fondée en 1748, connaît également un immense succès. Ils ornent les appartements de la Dauphine à Versailles de superbes boiseries vernies. Les peintres laqueurs ornent les meubles de formidables décors dans le goût de la Chine : la commode de Madame de Mailly, livrée en 1743 au château de Choisy et présentant un somptueux décor bleu et blanc aux paysages exotiques, est un exemple emblématique de ce mobilier verni. Quelques exemples exceptionnels de meubles plaqués de tôle vernie dans le goût de la Chine sont également connus. Une commode, provenant vraisemblablement des collections de la marquise de Béringhen et anciennement dans les collections de la galerie Léage, présente un délicat décor d’éventails japonais. Motifs et techniques « chinoisants » se retrouvent sur ce meuble.

Gérard Henri Lutz (estampillée par), Pierre Macret (très probablement réalisée par), Manufacture de la Petite Pologne (tôle vernie), Commode en tôle vernie, vers 1770, ancienne collection Galerie Léage
Les amateurs de chinoiseries et leur amour de la porcelaine poussent également les manufactures européennes à l’innovation. Le secret de la fabrication de cet « or blanc » est percé en Allemagne en 1709. En France, les manufactures de Chantilly, de Saint-Cloud et de Vincennes-Sèvres produisent d’abord des pièces de porcelaine tendre avant de trouver le secret de la porcelaine dure dans la seconde moitié du siècle. Les formes et les motifs asiatiques sont repris et adaptés aux mœurs françaises. Des services à chocolat, à café ou encore à déjeuner sont ainsi produits.

Manufacture de Sèvres, Jean-Claude Duplessis (d’après), Vase à tête d’éléphant, d’une paire, 1758, New York, Metropolitan Museum of Art (inv. 58.75.90)
Les marchands merciers sont à Paris des acteurs essentiels du goût pour les chinoiseries. « Faiseurs de rien, marchands de tout », ils acquièrent dans les ventes des grandes collections des objets asiatiques – porcelaines et céladons, boîtes et coffrets de laque – qu’ils font ensuite placer dans de superbes montures de bronze doré ou directement plaquer sur du mobilier. Le marchand Edme-François Gersaint (1694−1750) nomme sa fameuse boutique « À la pagode » conférant ainsi à son magasin une aura d’exotisme très recherchée. Lazare Duvaux (vers 1703–1758) fournit quant à lui la marquise de Pompadour et ses autres prestigieux clients de somptueuses porcelaines montées et de meubles plaqués de riches laques du Japon. Il en confie la réalisation à d’illustres ébénistes dont Bernard II Van Riesenburgh (1700−1760).

Martin Carlin, Commode plaquée de laque du Japon, livrée par le marchand Darnault pour le grand cabinet de Mme Victoire au château de Bellevue, vers 1785, Paris, Musée du Louvre (inv. OA 5498)
© 2012 Musée du Louvre, Dist. GrandPalaisRmn / Thierry Ollivier
L’influence des chinoiseries sur les arts décoratifs français des XVIIe et XVIIIe siècles est significative. Participant probablement à l’élaboration du goût rocaille, stimulant la créativité des manufactures, elles donnent lieu à la création de véritables chefs‑d’œuvre. Leur influence se retrouve largement ailleurs en Europe, et notamment en Angleterre. Le goût Chippendale y puise ses formes et ses motifs particulièrement originaux.
Bibliographie :
Georges Brunel, Hélène Chollet, Valérie Montalbetti, Pagodes et dragons. Exotisme et fantaisie dans l’Europe rococo, 1720–1770. Musée Cernuschi, Paris-Musées, 2007
Thibaut Wolversperges, Le Meuble français en laque au XVIIIe siècle, Éditions Racines, 2000.
Madeleine Jarry, Chinoiseries. Le rayonnement du goût chinois sur les arts décoratifs des XVIIe et XVIIIe siècles, Office du Livre, 1981
Marx Jacques. De la Chine à la chinoiserie. Échanges culturels entre la Chine, l’Europe et les Pays-Bas méridionaux (XVIIe- XVIIIe siècles). In : Revue belge de philologie et d’histoire, tome 85, fasc. 3–4, 2007. pp. 735–77